Vermeer
Biographie
Joan Blaeu, Carte de Delft, 1649
On connaît peu de choses de la vie de Vermeer. Il semble avoir entièrement été
dévoué à son art dans la ville de Delft. Les seules informations à son sujet proviennent de certains registres, de quelques documents officiels et de commentaires d’autres artistes ; c’est pour cette raison que
Thoré-Bürger le surnomme, quand il le redécouvre en 1866, le « Sphinx de Delft7 ». En 1989,
l'économiste de formation John Michael Montias, après avoir publié une étude socio-économique sur le marché de l'art
dans la ville de Delft au xviie siècle8, entreprend d'écrire une biographie de Vermeer
à partir de ses études antérieures et d'un patient travail de recherche d'archives : Vermeer and His Milieu: A Web of Social History9 redonne
ainsi du relief à la personne du peintre, en apportant des éclairages essentiels sur sa vie et l'histoire sociale de son temps.
Origines
La Nieuwe Kerk signifiant la " Nouvelle Église " de Delft aux Pays-Bas
L'acte de baptême de « Joannis » Vermeer est dressé à Delft le 31 octobre 163210, dans le milieu réformé protestant, la même année que Spinoza à Amsterdam. Sa mère s’appelait Dymphna Balthasars (ou Dyna Baltens11), et son père Reynier Janszoon. Son prénom renvoie à la version latinisée, et christianisée, du prénom néerlandais Jan, qui était
également celui du grand-père de l'enfant. Mais Vermeer n'utilisa jamais la signature de « Jan », lui préférant systématiquement la version latine plus raffinée de « Johannes »12.
Le patronyme « Vermeer »[
Le père de Vermeer13, Reynier Janszoon., a d'abord été désigné à Delft sous le patronyme de « Vos » (« le renard » en néerlandais)14. Tisserand en étoffes de soie et tapissier, il tient d'ailleurs,
à la fin des années 1630, l'auberge De Vliegende Vos (« Le Renard volant »), du nom de l'enseigne qu'elle arbore, et dans laquelle il vend des tableaux, des tapis et des tapisseries15.
À partir de 1640, pour une raison qui demeure obscure, Vermeer prend, à la suite de son frèreNote 1, le nom de « van der Meer »
(« Du Lac » en néerlandais) — le « Ver » de « Vermeer » étant en fait la contraction, dans certains patronymes néerlandais, de « van der ». De
même, Janszoon est abrégé à Jansz.
Le contexte familial
En 1611, à l’âge de 20 ans, Reynier Janszoon est
envoyé par son père à Amsterdam pour y apprendre le métier de tisserand17,
et s'installe à cette occasion Sint Antoniebreestraat (« grand-rue Saint-Antoine »), où vivaient bon nombre de peintres. Il y épouse, en 1615, Digna Baltens, de quatre ans sa cadette, en présentant,
pour faciliter le mariage, un certificat émanant d’un pasteur remonstrant de Delft18.
Tapis et rideaux dans La Liseuse
à la fenêtre, vers 1657-1659, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Le
couple quitte alors Amsterdam pour Delft, où ils auront deux enfants : une fille, baptisée Geertruyt, née en 162019, et Johannes, né en 1632.
Reynier Jansz. va exercer plusieurs activités de front. Conformément à sa formation, il est « caffawerker », maître tisserand de caffa20 —
une riche étoffe de soie mêlée de laine et de coton. Son fils a pu être marqué par une enfance passée au milieu des pièces d'étoffe et des rouleaux de soie de toutes les couleurs, comme en témoignent
les tapis utilisés comme nappes et les rideaux qui abondent dans les intérieurs de son œuvre21.
Détail d'une gravure du Markt de Delft représentant l'auberge Mechelen, Leonard Schenk, d'après Abraham Rademaker, vers 1730
À
partir de 1625, Reynier Jansz. devient également aubergiste. Dans les années 1630, le couple déménage sur le Voldersgracht — où Johannes naîtra22 —,
pour louer une auberge appelée De Vliegende Vos (« Le Renard volant »). Puis il s'endette lourdement en 164123 pour
en acheter une autre, le Mechelen24, situé sur le Markt (le « Marché ») de Delft, où Johannes passera
le reste de son enfance.
Dernière activité : celle de « konstverkoper » (« marchand d'art »), qui allait sûrement de pair avec celle
d'aubergiste, la taverne facilitant les rencontres et le négoce entre artistes et amateurs. Le 13 octobre 1631, il rejoint à ce titre la guilde
de Saint-Luc de Delft25. Un document de 1640 le mentionne en relation avec les peintres delftois Balthasar
van der Ast, spécialisé dans les natures mortes florales, Pieter
van Steenwyck et Pieter Anthonisz van Groenewegen26,
et un autre, signé dans son auberge, le met en présence du peintre Egbert van der Poel, venu de Rotterdam27. Mais il est peu probable que son commerce ait dépassé de beaucoup les limites de sa ville — même si l'acquisition d'une ou de plusieurs toiles du peintre
de Rotterdam Cornelis Saftleven est attestée28.
Le père de Vermeer était d'un tempérament plutôt sanguin : en 1625, soit sept ans avant la naissance de Johannes, il est arrêté pour avoir donné, avec deux autres artisans tisserands,
un coup de couteau à un soldat au cours d’une rixe. Le règlement de l'affaire passera par un dédommagement, acquitté en partie par la mère de Reynier Jansz., à la victime — qui devait succomber à
ses blessures cinq mois plus tard20. Si l'on ajoute à cela le fait que son grand-père maternel, Balthasar Gerrits, fut mêlé à
partir de 1619 à une sombre histoire de fausse monnaie, qui se finit par la décapitation en 1620 des deux commanditaires29,
mais aussi la situation ruineuse dans laquelle mourut son père en octobre 1652, laissant à son fils plus de dettes que d'actifs, on pourra se faire une idée assez peu reluisante de la famille de Vermeer — même si l'on
a, d'un autre côté, mis en avant l'extrême solidarité qui en unissait les membres30.
Bien qu'aucun document n'ait à ce jour été trouvé pour rendre
compte de son apprentissage, on doit supposer que le jeune Johannes a entamé celui-ci vers la fin des années 1640, puisqu'il est admis comme maître
à la guilde de Saint-Luc de Delft le 29
décembre 1653, et qu’il était pour cela requis d’avoir suivi une formation de quatre à six ans chez un maître reconnu31.
Plusieurs hypothèses ont donc été avancées, aucune n'étant pleinement satisfaisante.
Les connaissances familiales plaident en faveur de Leonard
Bramer (1596-1674)32, un des peintres les plus en vue à Delft à cette époque, dont le nom apparaît notamment sur une déposition
de la mère de Vermeer, et qui joua un rôle non négligeable en 1653 dans la conclusion de son mariage avec Catharina Bolnes. Autres artistes delftois figurant dans l'entourage de la famille : le peintre de natures mortes Evert van Aelst, ou encore Gerard
ter Borch, qui signe avec Vermeer un acte notarié en 165333. Cependant, les différences stylistiques importantes entre le premier Vermeer et ces peintres
rendent la parenté hasardeuse31.
Jacob van Loo, Diane et ses nymphes, 1648, 136,8 × 170,6 cm, Gemäldegalerie, Berlin
La manière de ses premières œuvres, des peintures d’Histoire de grands formats, fait plutôt penser à celle
de peintres d'Amsterdam comme Jacob van Loo (1614-1670), à qui la composition du Repos de Diane semble être un emprunt direct, ou Érasme Quellin (1607-1678), pour le Christ chez Marthe et Marie. Mais ces résurgences ne prouvent rien, et peuvent s'expliquer
simplement par un voyage de Vermeer à Amsterdam — facilement concevable, même à cette époque — pour s'inspirer des meilleurs peintres du moment34.
On a également évoqué avec insistance, surtout au xixe siècle35,
le nom de l'un des élèves les plus doués de Rembrandt, Carel Fabritius (1622-1654),
arrivé à Delft en 1650. En effet, les tableaux de celui-ci ne sont pas sans parenté avec certaines œuvres de jeunesse de Vermeer, à la tonalité plus sombre ou mélancolique, comme Une jeune fille assoupie (vers 1656-1657). De plus, après sa mort lors de l'explosion
de la poudrière de Delft survenue en 1654, et qui détruisit une bonne partie de la ville, une oraison funèbre de l'imprimeur local Arnold Bon fait de Vermeer son seul digne successeur36.
Toutefois, cette filiation artistique ne vaut pas pour preuve, d'autant plus que Fabritius n'est enregistré à la guilde de Saint-Luc — condition sine qua non pour prendre des apprentis — qu'en octobre 1652,
ce qui met largement à mal l'idée selon laquelle il aurait pu avoir Vermeer comme élève31.
Ses tableaux de jeunesse sont également marqués par l'influence de l’École caravagesque d'Utrecht.
L'hypothèse d'un maître à Utrecht, et au premier chef d'entre eux Abraham
Bloemaert (1564-1661), pourrait être étayée par des raisons étrangères à la peinture, car Bloemaert faisait partie de la future belle-famille de Johannes, et était catholique comme elle37.
Cela pourrait expliquer, non seulement comment Vermeer, issu d'une famille calviniste moyenne, put rencontrer et demander en mariage Catharina Bolnes, d'une famille catholique très aisée, mais aussi pourquoi il se convertit au catholicisme à
l'âge de vingt ans, entre ses fiançailles et son mariage38.
La fragilité de chacune de ces hypothèses,
et surtout la capacité de synthèse de l'art de Vermeer, qui semble avoir rapidement assimilé les influences39 des autres peintres pour trouver sa
manière propre, doivent donc inciter à la plus grande prudence sur la question de sa formatio
Mis en page le 7 juin 2022